SCIENCES - Le statut de la science

SCIENCES - Le statut de la science
SCIENCES - Le statut de la science

On ne peut parler des rapports entre la science et la société ni du statut des sciences sans définir d’abord ce que l’on entend par la première. Si l’on admet que les phénomènes naturels obéissent à des lois et que ces lois sont connaissables, on peut dire que la science est l’ensemble de la connaissance des lois des processus naturels. Mais, en disant cela, on entend que l’homme fait partie de la nature et que son comportement et son activité, individuels ou collectifs, obéissent également à des lois. Cependant, il est nécessaire de faire une distinction entre sciences de la nature et sciences humaines. Qu’il s’agisse de leur définition, de leur mode d’élaboration, de leur statut social, de leurs rapports avec l’idéologie dominante, elles présentent des différences considérables. Au reste, on ne pourra examiner ici le statut de la science que dans le monde occidental, où elle a pris naissance.

Les sciences de la nature

Au sujet des sciences de la nature, dont une longue histoire fixe de façon assez précise la situation dans la société, on dira que la science est un savoir et non pas un savoir faire. Si étroites que soient les relations entre la science et la technique, puisque l’extension de la connaissance est étroitement liée au progrès de cette dernière, la distinction reste totale: la technique peut servir à découvrir de nouvelles lois de la nature, elle ne consiste pas, par elle-même, en une telle découverte.

La formation du savoir scientifique dépend de la société dans laquelle se font les découvertes, mais le contenu lui-même de ce savoir est neutre: il n’a ni appartenance nationale ni appartenance de classe. Ainsi la loi de Mariotte et Gay-Lussac, qui définit la relation entre la pression, le volume et la température d’un gaz, est vraie dans son domaine d’application, indépendamment de celui qui l’utilise. La question du statut de la science se pose du fait que celle-ci est l’œuvre d’individus groupés dans des institutions, que les moyens nécessaires à la recherche sont dispensés par des mécènes (principalement d’État) et qu’ils dépendent par conséquent d’options politiques au niveau le plus élevé. Les spécialistes servent de conseillers aux gouvernements dans les domaines les plus divers, et principalement pour les questions militaires. Pour des raisons psychologiques, économiques, sociales et historiques, les différentes sciences ont des statuts divers, et cela influe sur les orientations prises, ainsi que sur la croissance en moyens et en personnel. Enfin, la science est perçue par les hommes d’État, les administrateurs et, en général, par le public d’une certaine façon et sous un certain angle qui ressortissent à l’idéologie de la science. Mais la science ne joue pas seulement, dans la société, un rôle manifeste; elle a aussi en tant que corpus de connaissances savantes une fonction plus obscure qui l’associe étroitement au pouvoir.

Une distinction doit être faite entre le contenu du travail scientifique et les conditions de celui-ci. Le savant, dans son activité propre, se préoccupe de découvrir une réalité objective, par la réflexion, par l’observation, par l’expérimentation et, dans ce dernier cas, en mettant au point les instruments de la découverte. Dans cette recherche, il n’est pas en définitive d’argument d’autorité, quels que soient les obstacles épistémologiques à l’élaboration de nouveaux concepts, de nouveaux modèles, de nouvelles représentations. Le succès est acquis lorsqu’une représentation (une théorie) permet de prévoir un effet nouveau se prêtant à une preuve expérimentale. La physique est riche d’exemples de ce type: déviation des rayons lumineux par le champ de gravitation du Soleil, prévue par la relativité générale d’Einstein et observée pour la première fois lors d’une éclipse de Soleil au Brésil en 1919; propriétés ondulatoires de l’électron, prévues par Louis de Broglie en 1925 et vérifiées par Davisson et Germer dans une expérience de diffraction des électrons en 1927; découverte, en 1983, au C.E.R.N., des bosons W0Z size=1, dont l’existence avait été prévue par la théorie de l’unification des interactions électromagnétiques et des interactions faibles par Glashow, Weinbert et Salam.

Le milieu scientifique (comme en témoignent, par exemple, les cas les plus caractéristiques de l’attribution du prix Nobel de physique) est plus sensible au critère de vérité par la prédiction d’effets nouveaux et leur vérification que par le critère doublement négatif de K. R. Popper suivant lequel une théorie qui n’est pas réfutable n’est pas une théorie scientifique.

Cependant, cet état idéal où une découverte s’affirme par la vertu de sa vérité ne correspond guère à la situation réelle du savant. Tout d’abord, l’acquisition de la connaissance ne se fait jamais à l’état pur; une foule d’émotions, un état affectif complexe l’accompagnent toujours, dans lesquels interviennent les fantasmes des interdits, de l’autorité des parents et des premiers maîtres: découvrir quelque chose de nouveau, en effet, c’est toujours s’insurger contre quelque autorité, notamment contre la première de toutes. Au sein de la communauté scientifique et particulièrement à l’intérieur d’une institution, c’est bien ainsi que les supérieurs, les maîtres, les patrons perçoivent la remise en cause de ce qu’ils croient, de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ont trouvé eux-mêmes. L’histoire des résistances que le monde scientifique a opposées à la relativité d’Einstein est un des exemples les plus intéressants à cet égard. L’indépendance dont jouissait ce savant au bureau des brevets à Berne en 1905 a probablement été une circonstance particulièrement favorable, car il aurait été tout à fait possible qu’une institution scientifique refuse d’entretenir l’auteur de théories aussi étranges. On ne peut pas non plus sous-estimer l’importance de la remarque de Feuer suivant lequel toutes les grandes découvertes innovatrices ont toujours trouvé un soutien efficace parmi les plus grands savants de la génération précédente.

L’état de dépendance de l’homme de science, dans ses moyens d’existence comme dans ses moyens de travail, par rapport à tout le système des institutions scientifiques a une influence incontestable sur l’orientation de sa recherche. Pour publier ses travaux, il lui faut trouver l’accueil d’une revue de niveau international et plaire à un arbitre (en anglais: referee ) qui conseille à l’éditeur d’en assurer la publication; pour mener à bien ses travaux, il lui faut trouver une institution d’accueil, un laboratoire, qui lui donne des moyens: locaux, instruments, bibliothèque, et pour cela plaire au chef du laboratoire. La plupart du temps, le jeune chercheur, avant d’atteindre à l’indépendance, devra, par soumission ou par flatterie, se plier au goût de son maître et à la mode. Mais rares sont les institutions où le génie réel du chef de laboratoire favorise toutes les inventions: on dit qu’il en était ainsi au laboratoire de Rutherford pendant le premier quart du XXe siècle. La dépendance à l’égard des pouvoirs publics a beaucoup changé à partir des années 1940. Il était possible autrefois, comme le disait Kapitza, de faire la physique que l’on voulait, dans le seul dessein de connaître la vérité des processus naturels et sans se soucier beaucoup des moyens et des conséquences. Les moyens étaient modestes, les conséquences lointaines. La physique et les autres sciences de la nature exigent maintenant des moyens puissants: de très gros appareils (accélérateurs, télescopes), des ordinateurs et aussi un personnel nombreux. L’obtention de crédits nécessaires suppose qu’on se batte au niveau le plus élevé, qu’on affronte les options gouvernementales ou qu’on se plie à des négociations diplomatiques. Fondamentalement, cette bataille est livrée sur le terrain d’une certaine idéologie de la science: le savoir donne le pouvoir sur la nature; les applications de la science donnent le pouvoir économique, industriel, militaire ou servent la santé publique. Les demandeurs de crédits plaident donc la cause de la recherche fondamentale en invoquant les exemples historiques d’application qui ont servi le pouvoir politique: les plus illustres d’entre eux sont la bombe atomique et la pénicilline. La Seconde Guerre mondiale a scellé l’alliance du savoir et du pouvoir. Ce n’est qu’à la fin des années soixante que la croissance de la recherche fondamentale s’est arrêtée, comme si les bénéfices obtenus au niveau de la production et des applications militaires avaient cessé de justifier l’expansion de l’après-guerre.

On ne confondra pas ici les énormes dépenses techniques (exploration de l’espace, bombe atomique et énergie nucléaire) avec les dépenses scientifiques. Les premières ne servent pas plus la recherche fondamentale que les télécommunications ou le réseau routier, qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’inclure dans le budget de la science. Sans doute peut-on monter en épingle les découvertes (recherche spatiale, physique nucléaire) qui ont été faites. Mais la mise en œuvre de ces mégatechniques n’aurait jamais eu lieu si d’énormes intérêts politiques, économiques et militaires n’avaient été en jeu. Il est clair que, dans le poids de décisions de cette nature, l’intérêt scientifique a joué un rôle nul ou négligeable. Si l’on songe à d’autres grandes entreprises, il faut prendre en compte leur rôle stimulant pour certaines industries de pointe. Il est presque sûr que les grands accélérateurs n’auraient pas été construits si cela n’avait pas profité de manière efficace à des domaines privilégiés de la production. La décision, vue sous ce jour, apparaît comme résultant de mille influences diverses parmi lesquelles l’intérêt de l’extension du savoir n’est pas prépondérant.

L’arrêt de la croissance de la recherche fondamentale a sans doute contribué à soulever la question du rôle de la science dans la société. Mais cette question avait commencé à se poser bien avant, en raison de la contribution apportée aux applications militaires par des savants appartenant à tous les domaines des sciences de la nature. L’interminable guerre du Vietnam montre quel est l’apport des mathématiciens, physiciens, chimistes, biologistes à des opérations mettant en jeu les ressources les plus complètes de l’informatique, de l’automatique, de l’électronique et utilisant les armes les plus cruelles et les plus destructrices (napalm et défoliants, missiles). Rien dans ces applications militaires n’a une valeur scientifique, mais ce sont les mêmes personnes qui, d’une part, se livrent aux travaux de recherche fondamentale les plus remarquables et, d’autre part, conseillent leur gouvernement sur la meilleure façon de faire la guerre (division Jason). Sans doute n’est-ce pas là une situation absolument nouvelle, si l’on songe à l’affaire des miroirs ardents d’Archimède ou aux conseils en matière de balistique donnés par Léonard de Vinci ou par Galilée; mais l’existence d’un corps de spécialistes porteurs du savoir scientifique dans la société actuelle n’est-elle pas due essentiellement à cette relation entre savoir et pouvoir?

La confusion actuelle entre science et technique, le fait que le progrès technique est accusé d’être la cause des nuisances, alors que la véritable responsabilité s’établit au niveau des structures politiques et économiques, influent sur la politique de la science, tout autant que l’accusation inverse qui insiste sur le caractère insuffisant des bénéfices que la croissance et le développement tirent de la recherche fondamentale. La conjoncture économique et les nécessités du prestige jouent également un rôle. Il est difficile cependant de préciser la relation qui existe entre la politique de la science et l’idéologie de la science.

Sciences, idéologie et éducation

Un autre aspect du rôle de la science apparaît à travers l’emploi des ordinateurs dans le domaine économique. De façon générale, l’idéologie de la science mêle inextricablement les idées justes et les idées fausses. Ainsi, il est faux de dire qu’il n’y a de science que là où il y a mesure: ce qui est essentiel, c’est la possibilité d’une représentation, la reconnaissance d’une réalité objective, le calcul n’étant, lorsqu’il est praticable, que la traduction quantitative de cette réalité. Cette idée fausse est à l’origine de l’introduction du calcul dans tous les domaines où cela est possible. Mais l’exécution d’un calcul juste à partir de données fausses ou biaisées ne conduit pas pour autant à un résultat plus juste. Les modèles économiques relèvent d’une telle idéologie. Ils permettent, dans le cadre de certaines hypothèses et moyennant certaines simplifications et approximations, d’obtenir certains résultats qui ne reflètent que les hypothèses de départ, si vastes que soient les calculs qui y conduisent. Mais, à la différence des modèles physiques, qui reposent sur des données physiques sûres ou sur des hypothèses véritables, et dont par conséquent l’on peut dire qu’ils représentent la réalité, il semble bien que les modèles économiques n’aient pas encore atteint ce statut. Le calcul peut trop aisément servir à faire prendre un choix politique pour une vérité objective: il en est ainsi, par exemple, des conseils stratégiques de la Rand Corporation.

C’est de ce genre de confusion que procède, dans les milieux politiques de gauche, et particulièrement dans la jeunesse, la mise en accusation d’un aspect de la science. Les décisions, dit-on, étant prises par les hommes politiques sur l’avis des experts, et ceux-ci se prononçant au nom de la science, celle-ci a le dernier mot. Or, il est clair que l’invocation de la science est fondée sur la valeur opératoire des sciences de la nature et sur les succès de leurs applications. Mais en même temps une telle référence revient à substituer une autorité à une autre autorité, à remplacer Dieu ou le Maître.

Ce rôle de la science est servi par son caractère ésotérique. Celle-ci est réservée à un petit nombre de spécialistes qui en comprennent le langage, qui savent l’utiliser pour étendre la connaissance ou commander la nature. Ne retrouve-t-on pas là, en quelque sorte, une image de la manière dont on recourt à la magie? Certaines publications entretiennent une confusion entre le pouvoir imaginaire du verbe sur la matière et le pouvoir réel dû à la connaissance des lois de la nature, tel Le Matin des magiciens de L. Pauwels et J. Bergier. Qui est responsable de cette situation: les scientifiques eux-mêmes, qui refuseraient de vulgariser les résultats de leurs travaux, ou les gérants des mass media, qui entretiendraient volontairement cette image? Quantitativement, la surface occupée dans la presse par les questions scientifiques ou la politique de la science est très faible. En réalité, il faut bien voir comment cette situation s’est établie et de quelle façon elle s’est entretenue.

Historiquement, l’activité de recherche est le fait de quelques hommes qui se trouvent privilégiés soit par leur fortune personnelle – les fondateurs de l’Accademia dei Lincei (1600-1630), par exemple –, soit par leur situation à la cour (Tycho Brahé, Galilée jusqu’à sa condamnation); il en est de même des membres de la Royal Society (1662). Au XVIIIe siècle, il n’y a pas vraiment de coupure au sein du monde cultivé entre les scientifiques et les autres intellectuels, mais seulement entre l’aristocratie et le peuple; et, si le savoir sert alors le pouvoir, le problème de la diffusion du savoir ne se pose pas. La création d’une éducation scientifique, à l’époque de la Révolution française, a pour but de satisfaire les besoins industriels et militaires; cette formation reste, par conséquent, limitée à ceux qui en ont besoin professionnellement. Tout le système éducatif actuel est pénétré de cette idée que la formation scientifique est destinée à ceux-là seuls qui en auront l’usage dans leur métier. L’enseignement des sciences n’est pas conçu comme devant permettre l’acquisition d’une culture, mais comme un moyen de sélectionner ceux qui sont dignes de le recevoir. Dans ces conditions, il ne s’agit pas tant de former à une méthode, de montrer la réalité objective du monde physique et l’intelligibilité de ses lois, d’expliquer le déterminisme de celui-ci, que de faire connaître un ensemble de faits: connaissance factuelle dont les contenus divers n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement par l’usage qui en sera fait plus tard, et où la mémorisation et le respect de la parole du maître jouent un rôle essentiel. L’enseignement dogmatique des sciences de la nature est une école de soumission, qui se prolonge jusque dans les institutions scientifiques elles-mêmes. Les mathématiques, particulièrement en France, ont une place à part; l’effort pour les vider de tout rapport avec la réalité physique, tout en valorisant leur rôle dans la présentation des phénomènes, conduit nécessairement à la négation de la réalité objective. Réduites à une logique, à un maniement de symboles, elles finissent par remplir une fonction privilégiée dans le système de sélection des futurs usagers de la science et serviteurs du pouvoir politique. Ainsi s’opère une division entre ceux qui ont eu le privilège d’accéder à la connaissance scientifique et ceux qui ont été rejetés par les scientifiques, le rejet s’effectuant tout le long de la vie scolaire et universitaire. Ce type de formation entretient le mythe de l’inintelligibilité de la science, contribue à donner à celle-ci un caractère ésotérique, aboutit à la réserver plus encore aux initiés qu’aux spécialistes, tout en la parant de l’auréole de la puissance. Il sert le pouvoir politique en perpétuant la rupture entre les détenteurs du savoir et le peuple.

Les sciences humaines

De tous les domaines qui ne relèvent pas des sciences de la nature et qui cependant font l’objet d’études savantes, y en a-t-il qui méritent le nom de science et d’autres pas? En donnant toujours à ce terme la signification de connaissance des lois des processus naturels, on s’intéressera au comportement de l’homme et à son activité, donc à la psychologie et à la sociologie d’une part, à l’histoire, à la linguistique, à la production littéraire et artistique d’autre part. Ces dernières ont quelque chose de commun, par leur méthodologie, qui les rattache aux sciences d’observation; les premières sont, d’une certaine façon, plus proches des sciences de la nature; aussi peuvent-elles avoir ici une particulière valeur d’exemple. Le statut du chercheur en sciences humaines n’est pas fondamentalement différent de celui des autres chercheurs, à ceci près que ce chercheur dispose en général de moyens considérablement plus modestes et qu’il est beaucoup moins bien considéré par les pouvoirs publics. Mais le domaine de ces disciplines pose une question de principe, distincte de celle qu’on rencontre à propos des sciences de la nature. La preuve de la vérité, pour ces dernières, est obtenue par l’expérimentation ou dans l’observation; mais le physicien ou le biologiste ne demandent pas leur avis à l’atome ou à la molécule sur lesquels ils expérimentent. Il n’y a pas, en ce sens, d’expérimentation dans les sciences humaines. Sans doute toutes les sciences de la nature ne sont-elles pas des sciences expérimentales, et l’astronomie en est le meilleur exemple. Mais l’astronomie procède par extrapolation à partir des sciences expérimentales, principalement la mécanique et la physique; et elle ne serait rien sans les expériences qui ont fondé ces sciences. De la même façon, il ne peut y avoir de sciences humaines sans un recours, à un moment ou à un autre, à l’expérimentation. Mais trois difficultés se présentent: d’une part, cette expérimentation ne peut avoir lieu sans le consentement de l’individu ou du groupe; en deuxième lieu, le sujet (l’individu ou le groupe) se modifie au cours de l’expérience; enfin, la représentation (la théorie), étant étroitement liée à un projet (une action sur le sujet), n’est pas libre de toute influence idéologique. On peut noter ici que l’objectif des fondateurs du socialisme scientifique était de faire reposer leur action politique sur une théorie de la société et des rapports sociaux: dans son principe, le point de vue matérialiste fait de tout citoyen un savant qui réalise dans son action politique sa conception de la société et qui, tout à la fois, élabore sa théorie et la vérifie dans l’action. L’histoire est là pour nous montrer que le terme même de «socialisme scientifique» est un abus de langage et qu’une théorie politique ne relève pas et ne peut relever de la science.

Cette confusion du sujet et de l’objet, de la théorie et de la pratique, du savoir et, peut-être, du savoir-faire, est propre aux sciences humaines. Trois exemples, la psychanalyse, la sociologie, la socianalyse, permettront d’illustrer ces difficultés. La psychanalyse, au moins chez Freud, est essentiellement fondée sur la notion d’une réalité connaissable: chez le patient, il s’agit de prendre conscience de sa propre réalité; chez le thérapeute, il s’agit de dégager les traits communs à des expériences individuelles diverses faites cependant dans la même société. Bien qu’on puisse critiquer une psychanalyse qui confond l’incertitude des interprétations avec la méthodologie scientifique, on doit remarquer que l’élaboration de la théorie psychanalytique est inséparable de la pratique psychanalytique. L’analyste a lui-même été analysé et, au long de la cure, l’analysant et son thérapeute changent, évoluent. De son côté, la sociologie constate un certain nombre de pratiques dans les populations primitives (par exemple, les blessures symboliques repérées par Bruno Bettelheim) dont l’interprétation reste douteuse ou incertaine jusqu’au moment où l’observation du comportement des enfants et des adolescents permet d’en décider. Une telle observation se fait au cours d’une thérapeutique qui les prend dans un certain état pour les rendre à la société. Là non plus il n’y a pas de connaissance du sujet qui ne s’accompagne d’un changement de celui-ci, en même temps, d’ailleurs, que du thérapeute et de son action. À ce propos, toutefois, une critique de principe peut être faite à toute thérapeutique: rendre l’individu à la société paraît une nécessité, mais à quelle société? Et quels sont les critères de la normalité? Par là, on en vient à tous les problèmes que posent la folie et l’attitude de la société devant la folie. À titre de troisième exemple, on remarquera qu’une intervention sociologique ne ressemble pas à une intervention chirurgicale qui serait pratiquée par le pouvoir politique sur proposition d’un sociologue. La révélation des véritables problèmes d’une organisation instituée n’est possible que par la participation des membres du groupe à une socianalyse au cours de laquelle la prise de conscience elle-même entraîne un changement d’attitude des individus. La socianalyse peut être décidée comme expérience sur un terrain défini (G. Mendel); elle naît parfois des circonstances politiques, tel le mouvement de mai 1968 en France, qui constitua une expérience sociale sans précédent, avec ses improvisations et ses développements échappant constamment aux théories préalables.

On est ainsi conduit à dépasser le domaine institutionnalisé des sciences humaines pour entrer dans celui de l’utopie sociale, où une sociologie devenue le bien commun de tous les hommes et servant l’action politique serait aussi le produit de l’action et de la réflexion de tous. Ce n’est que dans une activité sociale permanente que peuvent s’élaborer les concepts nouveaux permettant de se représenter la nature profonde de la société et d’agir sur elle; et là se trouve la réponse à la question théorique sur le déterminisme social: c’est dans une création continue qu’un corps social complexe reflète dans ses structures les changements que l’homme lui imprime par son activité. En d’autres termes, la lutte politique, élevée au niveau d’une activité scientifique unissant théorie et pratique et élaborant ses concepts dans l’action, ne peut se proposer aucune structure établie à l’avance ni se figer dans aucun modèle politique, économique et social sans conduire à nouveau, et par les voies les plus rapides, à l’aliénation et à la culture répressive.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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